CURIEUX DU MONDE

L'étranger est un ami que l'on n'a pas encore rencontré.

Journal de bord: Navigation en voilier dans le Canal Beagle et au Cap Horn

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Lundi 17
Ushuaia : le taxi atteint le bout de piste en terre et s’arrête devant le ponton du club nautique Afasyn. C’est parti pour le début de l’aventure!

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Découverte de notre bateau, « Paradise »: les chromes ne sont certainement pas rutilants, le pont est encombré de cordages, bidons, voiles et casiers bien arrimés,…ça sent la bourlingue.

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A l’intérieur: le carré est très spacieux pour un monocoque: claustrophobie limitée. Notre chambre à deux bannettes superposées est un luxe que nous apprécions immédiatement.
Bizarrerie : pas de capitaine en vue jusqu’en soirée… Les arrivées se déroulent au fur et à mesure et nous sommes ravis de nos rencontres avec le futur équipage et la future équipée.

Mardi 18
Formalités de douanes argentines accomplies dans la lenteur administrative d’un ancien état militaire, nous levons enfin l’ancre pour 25 milles, direction Puerto Williams sur l’île Navarino, en face d’Ushuaia, sur l’autre rive du Canal Beagle.
Escale obligée pour rentrer au Chili et recommencer avec patience les formalités douanières.

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Manque de chance: c’est la relève des douaniers et les prochains n’arriveront que par l’avion du lendemain pour un RV dans l’après midi.
La vie est ainsi faite que ce qui apparaît comme un contre- temps devient plus qu’une opportunité: un sauvetage. Ce délai permet à Thierry de se faire soigner par un chirurgien de la Marine chilienne, d’éviter ainsi une grave infection rénale et de pouvoir continuer l’aventure.

Mercredi 19

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Découverte du mythique Micalvi de Puerto Williams. Comme Jean Raspail le qualifie :  » Ce petit navire est un personnage de roman. » Construit en Allemagne pour naviguer sur le Rhin, le Micalvi n’avait jamais vu la mer jusqu’à ce qu’il se retrouve affrété pour livrer des munitions au Chili, à la veille de la Première Guerre mondiale. Sans grand espoir de rapatrier le bateau en plein conflit sans qu’il soit coulé par les Anglais au large des Falklands, les Allemands décident d’abandonner le Micalvi au Chili sous la formule originale:  » Emballage perdu. Gardez tout ». Devenu l’unique navire de guerre chilien dans cette zone, le Micalvi va exercer pendant quatre décennies tous les métiers en Terre de Feu, de ravitailleur de phares à sauveteur d’indiens, topographe, postier… et son imposante cheminée sera une figure emblématique de civilisation pour les fuégiens. Il sera finalement échoué et deviendra le Club nautique le plus austral du monde. Le soir, l’ambiance est surchauffée par les marins de tout horizon,solides buveurs de pisco qui attendent la  » fenêtre » pour faire le Cap ( il faut comprendre: bonne météo à 3 jours pour un A/R au Cap Horn)

Justement les conditions météo ont changé : un fort coup de tabac est en route et si nous partons maintenant vers le Cap Horn, les autorités chiliennes risquent de nous refuser l’autorisation de naviguer autour du Cap. La perspective de rester deux ou trois jours coincés dans un mouillage difficile par 80 nœuds de vent nous fait changer nos plans.

En avant toute pour la découverte du Canal Beagle!

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Observation des oiseaux: mouettes, sternes, cormorans, albatros à sourcils noirs, canards vapeurs, pétrels.

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La bibliothèque de bord est très orientée aventures Patagoniennes et Antartique. J’en profite pour lire le fameux livre de Jean Raspail: Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie. Sa douce folie me fait m’interroger sur ma présence en ces latitudes, heureusement le vent chasse les mauvaises idées.
Mouillage à minuit au fond d’une Caleta .

Jeudi 20

De part et d’autre du canal, de petites montagnes très boisées sont décorées par quelques séracs blancs accrochés sur les versants.
Accostage en annexe au milieu d’innombrables marguerites à l’estancia Ferrari où des gauchos très bruts de décoffrage élèvent des chevaux.

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Une partie de l’équipage part en ballade à cheval, traversant des rios de 1,50 mètres de profondeur, galopant dans cette espèce de  » toundra » spongieuse….nous sommes heureux de les récupérer après cette expédition et surtout de ne pas en avoir fait partie!

Le baromètre est en chute libre, nous nous dépêchons vers notre prochain mouillage très abrité en nous enfonçant dans le canal de plus en plus étroit, au milieu des otaries, des lions de mer et des manchots de Magellan qui pêchent dans les eaux de plus en plus froides.

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Nous nous interrogeons sur la « limite » des eaux de l’Atlantique et du Pacifique. Grande discussion sur ce qui permet d’établir cette séparation: je découvre le circum polaire, les eaux froides plus lourdes du Pacifique qui plongent sous les eaux plus chaudes de l’Atlantique…en résumé, je vous l’affirme, cette confrontation est plutôt violente.
A une heure près, avant que le vent d’Ouest hurle au dessus de nos têtes, nous nous planquons dans la Caleta de Olla avec un solide amarrage du voilier par quatre aussières de 150 m de long chacune attachées à des arbres soigneusement évalués pour leur résistance.
J’aime l’idée d’être rattachée à la terre comme par un cordon ombilical.

Vendredi 21
Journée sans navigation car les conditions sont trop difficiles.
Arnaud, le capitaine très taiseux de notre voilier (formé à bonne école du Pen Duick par un Tabarly « grognant » ses mots, paraît-il) nous gratifie d’un allumage du poêle…. Ce n’est plus 6°C humide dans le carré, mais une douceur « séchante » qui nous envahit… De là à chanter Sea, Sex and Sun…il faudrait déjà que j’enlève mon tricot de corps technique, mes trois polaires, mon collant matelassé et mon pantalon doublé de polaire…

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Relève du casier des « centollas » – araignées de mer: les os d’agneau de la veille et deux boîtes de sardines nous ont assuré la prise d’une quinzaine d’araignées de mer…comme elles galopent sur le pont, nous les enfermons à l’intérieur du cockpit…avant de les déguster bien arrosées d’un vin blanc argentin.

Samedi 22
Les monts de la renommée et redoutée Cordillère Darwin que nous longeons sont progressivement de plus en plus enneigés malgré la saison estivale.

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Enfin un grand glacier, imposant comme une montagne, pas d’espace pour une longue vallée glacière, que des fronts en aplomb qui tombent abruptement sur le Beagle. Le Glacier Pia semble avoir saupoudré l’eau de ses petits icebergs. Nous avançons prudemment, à petite allure dans un raclement sourd et métallique que provoquent ses gros  » glaçons » qui frottent contre la coque du bateau. L’air se glace à l’approche du Pia. C’est envoûtant.

Dimanche 23
Surprise! Les icebergs ont été emportés par le vent et la surface de l’eau est lisse comme un miroir. La neige fond sur le pont du bateau. Seuls les plongeons des dauphins rompent ce silence magique.
Découverte dans l’anse voisine du très grand glacier Guilcher, un des rares glaciers qui « avance » encore.

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Posté à 200m, le froid vif est saisissant. Les  » glaçons-icebergs » se densifient autour du bateau.
Le spectacle du glacier est tout autant fascinant qu’inquiétant : craquements lugubres de cette masse énorme, bruits équivalents à des coups de tonnerre, qui s’ensuivent par la chute fracassante d’icebergs… Les vagues se répercutent jusqu’au bateau…
Nous ne nous en lassons pas… sauf les orteils qui commencent à geler et nous incitent à continuer la route en passant par un massage salvateur des pieds au dessus du poêle.

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Mouillage à Très Brazos sur l’île Gordon, Caleta Cincos Estrellas.

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Paysage idyllique, carte postale australe.
Belle randonnée jusqu’aux cimes d’où nous admirons les deux bras du Canal Beagle. Le spectacle du belvédère se mérite car le sol , appelé « turba » est fait d’une mousse très spongieuse dans laquelle on s’enfonce parfois jusqu’au mollets, les lichens sont abondants, les pierres glissantes et le dénivelé costaud….mais la beauté qui nous entoure est comme une bénédiction.

Lundi 24

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Départ au levé du soleil pour une  » Nav » de 10 heures jusqu’à Puerto Williams.
Les reflets des montagnes enneigées, éclairées par le soleil, illuminent la mer. Les glaciers bleuissent et étincellent au ras de l’eau. Nous apercevons un voilier comme le notre: ça nous donne un échelle de l’immensité que nous traversons.

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Il fait froid, très froid, très très froid…

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Nos longues navigations sont souvent animées par des discussions sur les héros passés et présents de ces terres de l’extrême, par la découverte de la face sombre de célébrités comme Darwin qui méprisait si violemment les Indiens de la Terre de Feu, sur des Capitaines bien intentionnés comme Fitz Roy qui a provoqué un véritable fiasco ethnologique. Nous nous faisons aussi la lecture sur la faune et la flore qu’on repère aux jumelles, ainsi que sur l’histoire de ses nombreuses îles australes et antarctiques qui portent quelques fois, bien paradoxalement le nom de découvreurs, appelés inventeurs, vrais « bouchers » d’otaries et de baleines.
Nos lectures font galoper nos imaginations au grand large.

Ce soir, retour vers la civilisation: 2 douches publiques dont une seule produit de l’eau chaude, un faible internet et un gros poêle dans le Milcavi! La notion de « revivre » est si simple parfois.

Mercredi 26
Dans le silence matinal, nous quittons sur une mer d’huile Porto Toro, ses chalutiers multicolores et son église en tôle ondulée jaune et bleue.

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Dès la sortie de l’anse, une odeur nauséabonde nous fait scruter l’horizon à la recherche d’une colonie de manchots. Droits comme des « i », tassés sur deux îlots, ils sont là imperturbables, légèrement à l’écart de gros lions de mer bien flasques.
Les oiseaux tourbillonnent autour de nous, les manchots plongent plus par jeu que par nécessité.

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Sur un lointain horizon, nous commençons à apercevoir de grands jets d’eau et d’air au dessus de la surface de l’eau: des baleines! Au fur et à mesure, notre cap nous amène à traverser leur route. Leurs plongeons sont de plus en plus proches jusqu’au point où ces rorquals viennent nager autour du bateau, attirés par sa coque noire qui pourrait leur rappeler un de leur congénère. L’excitation de notre équipée est à son comble, le spectacle dure plus d’une heure…nous jubilons à l’unisson de ce moment privilégié.
Direction Cap Horn, le ciel se noircit de nuages gris métalliques. Soudain, ordre de prendre 2 ris dans la grand voile, de dérouler le foc au quart, et de préparer la trinquette. A l’instant même où le moteur est éteint, un vent de 30 nœuds se lève furieusement: d’une mer étale, nous basculons en quelques minutes dans une gîte franche au près. Les lames nettoient le pont: nous rentrons dans la Baie de Nassau ( inutile de préciser qu’il n’y a aucun rapport avec les Bahamas), le froid devient plus vif et humide…Des albatros se regroupent à la surface de la mer, se régalent des rafales pour prendre leur envol et, ailes bloquées, planent dans les vents tumultueux.
Nous traversons d’un seul bord l’archipel des Wollaston, îles austères râpées par le vent qui s’égrainent dans la mer australe comme les derniers osselets de la Cordillère des Andes.

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Le Cap Horn se rapproche à vive allure, bientôt la VHF crachote et nous saluons le gardien du phare en déclinant scrupuleusement nos coordonnées GPS ( comme s’il ne le savait pas) pour que la bureaucratie chilienne se mette en marche. Nous recevons dans la foulée un chaleureux « Bienvenido al Cabo de Hornos ». Protégés par la falaise, nous nous regroupons à la proue pour La Photo, sous la fameuse plaque de métal dans laquelle se découpe un albatros, hommage aux marins disparus en ces lieux. Loin devant, la houle se creuse d’une manière inquiétante: c’est l’affrontement des deux titans océaniques au passage de Drake pour continuer vers l’Antarctique. Heureusement, pour nous l’aventure s’arrête au Cap et ravis de notre fantastique journée de « beau » temps fuégien*(en dessous de 30 nœuds de vent, la météo chilienne n’annonce pas la force du vent, car elle est considérée comme clémente…hum!), nous retournons exaltés ( et aussi soulagés pour quelques uns d’entre nous) vers les Wollaston pour notre abri de la nuit, avant de retrouver le Canal de Beagle et enfin Ushuaia.

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Belle aventure en Terre de Feu qui nous donne le sentiment d’avoir vécu consécutivement El Fin Del Mundo (en allant vers le grand Sud) puis El Principio Del mundo, en revenant à la civilisation.

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Un Commentaire

  1. Brizzz cela donne froid dans le dos! Vous êtes vraiment devenus de grads aventuriers ! Bravo

    Nous espérons que Thierry a bien récupéré et se porte bien
    Bises à tous deux